Réalisé par Lucas Belvaux
Avec Emilie Dequenne, Loïc Corbery, Sandra Nkake…
Le sentiment amoureux partagé peut-il, de sa seule force triompher des différences sociales pour engendrer une union durable? En unissant un grand bourgeois à sa femme de ménage espagnole, le film de Philippe Le Guay, les femmes du 6ème étage (https://www.cine-fil.com/les-femmes-du-6eme-etage/) tranchait en faveur de la fable et de l’utopie souriante. Sur un mode plus nuancé et plus grave, pas son genre de Lucas Belvaux approfondit le sujet en suivant pas à pas l’élaboration d’un tandem amoureux singulier des contraires par la naissance, l’éducation et le bagage culturel.
Domicilié au cœur même du très huppé Saint-Germain-des-Près, prenant son café matinal aux deux magots dans le plus pure tradition littéraire, prisant les soirées à l’opéra, les vernissages ou les rendez vous chez son éditeur, Clément (Loïc Corbery) jeune professeur de philosophie reçoit comme une punition son affectation pour un an dans un Lycée d’Arras si loin de Paris, sa culture, sa créativité et la source principale de son élan vital.
Mais il parvient à tromper l’ennui durant les trois journées hebdomadaires d’exil forcé dans la capitale si magnifique du Pas de Calais, grâce à Jennifer (Emilie Dequenne), coiffeuse au dynamisme professionnel, particulièrement séduisante, invitée un soir au café puis au cinéma. Dotée d’un esprit vif, elle est, en habits colorés, loquace, positive, fière d’une profession qui tisse des liens et peut redonner confiance en changeant un visage, fan d’une actrice américaine de télévision, et d’Anna Gavalda, elle pratique en discothèque, un numéro de karaoké brillant et apprécié avec deux copines en robes paillettes. Passionné des grands auteurs, il se distingue en n’ayant pas de télévision, revendique l’irréductibilité de la pensée par la philosophie, lit Dostoïevski en buvant son thé, publie chez Grasset des ouvrages à succès sur l’Éros. Il la trouve belle, elle se revendique jolie, il lui trouve des raisonnements kantiens et lui offre « critique de la raison pure », elle l’invite en boîte de nuit pour se défouler, une pratique étrangère à son mode de vie. Au premier temps de cette idylle, chacun partage heureux, le territoire de l’autre et l’art même prend sa place dans le couple, la lecture à voix haute de textes majeurs signés Proust, Zola ou Giono parachevant l’élan de la séduction.
Le métier qualifiant socialement, ce compagnonnage amoureux a t-il vocation à perdurer dans le seul espace temps provincial? Pour tenter de répondre, le regard du cinéaste se fait plus précis, scrutant les intentions de chacun à travers les comportements. Jennifer mère d’un bambin aimé, veut poser les jalons d’une liaison durable profonde, mais Clément esquive la demande de prise en charge avec un art consommé de la dialectique: « tu m’emmèneras à Paris? »… « tu n’y es jamais allé? » Face aux questions cruciales, ses silences nombreux sont aussi éloquents: en promenade touristique sur la grand place en plein carnaval, deux couples se croisent, Hélène prof de philosophie présente son mari architecte à son collègue qui lui reste coi aux côtés de son amie. Accepter de nommer l’autre, le qualifier par rapport à soi, c’est l’assumer. Or Clément ne croit pas au couple qui serait l’ennemi de sa propre liberté. On peine à imaginer alors, la rencontre entre l’adorable coiffeuse et les parents grands bourgeois de Clément qu’elle appelle chaton, un sobriquet bien choisi mais qui ferait tâche dans les salons parisiens.
Car l’homme, charmant, demeure au fond toujours insaisissable. Attaché à sa bulle dorée, il n’a à ce jour découvert le monde qu’à travers les livres, sans prendre de risques. La spéculation intellectuelle est une forme narcissique d’auto-protection: A un élève pressé qui regarde sa montre, le professeur développe une impressionnante diatribe sur le décompte du temps qui rapproche de la mort pour s’entendre rappelé à la prosaïque réalité: une montre ça donne l’heure! Jennifer vit au rythme du temps court de l’action capable de trancher une relation bancale, Clément, à celui long des intellectuels en recul permanent vis à vis de leurs émotions, frôlant parfois l’indécision. Tout l’enjeu du film est de savoir si l’amant parviendra à s’affranchir du conditionnement de son milieu familial et culturel. « Ce qui compte, n’est pas ce qu’on a fait de nous mais ce que nous faisons de ce qu’on a fait de nous » écrivait Jan Paul Sartre dans l’être et le néant. Est-ce dans le but de se faire pardonner de ses manques que le philosophe secoué par les injonctions de la jeune femme lassée des postures dilatoires, guette un soir sa sortie du salon de coiffure, un bouquet de roses à la main!
Le jeu brillant des deux comédiens forme l’atout maître de cette intrigue sentimentale subtile et complexe. Loïc Corbery personnifie un élégant bourreau des cœurs drapé d’une aura philosophique identitaire dont il peine à sortir. Emilie Dequenne incarne une soif de vivre sincère et décomplexée que le jeu amoureux de plus privilégié qu’elle ne parvient pas à duper et qui en tire les leçons. Au cours de trois séquences à peine codées, le réalisateur prend plaisir à filmer intensément Jennifer interprétant « you can’t hurry love », « caresse moi » et « I will survive »: un récital d’un enchantement divin!